La réunion du G 20 a décidé d’utiles orientations de
régulation financière, mais elle n’a rien dit de la crise fondamentale,
celle des relations économiques internationales, qui mine la stabilité
des pays, développés ou non. Sans solution à cette crise, les autres
mesures resteront inefficaces, ou d’effet provisoire. Si l’on veut
vraiment progresser, il faut lever le malentendu sur le libre échange,
que les profiteurs de la mondialisation sauvage ont réussi à détourner
de son sens pour mieux pérenniser leurs lucratives affaires au
détriment des peuples (I). Nous devons remettre l’économie au service
de l’homme, et les droits compensateurs aux frontières en sont un des
moyens (II). Mais il faudra lever une hypothèque : on ne sortira pas de
la crise si l’on n’abandonne pas la politique européenne actuelle
d’ouverture à tout prix et de libre échangisme ; pour cela il faut
replacer l’Union européenne sous le contrôle de ses peuples (III).
par Georges Berthu
La réunion du G20 à Londres, le 2 avril dernier, a permis la
concertation des responsables des plus grandes économies du monde et a
dégagé des orientations communes pour une meilleure surveillance de la
stabilité financière mondiale. C’est excellent. Est-ce pour autant la
fin de la crise, maintenant ou dans un proche avenir ? Non.
La
régulation financière mondiale, pour souhaitable qu’elle soit, ne
pourrait nous faire retrouver le chemin de la croissance, à elle seule,
que si les désordres de la finance résumaient la crise. Or ce n’est pas
le cas.
Nous avons déjà eu l’occasion de l’expliquer
[1] : les risques et les excès de la finance ont joué le rôle de
déclencheur. Ils contribuent à expliquer la violence et la rapidité de
propagation de la crise, mais ils n’en constituent pas la cause
profonde. Cette cause se trouve dans les déséquilibres de l’économie
mondialisée : hémorragie d’industries et de services dans les pays
développés, déflation salariale, inégalités croissantes qui, de toute
façon, devaient conduire un jour ou l’autre à l’explosion.
La relance inefficace
Mais le G 20 a aussi beaucoup parlé de relance budgétaire. Evidemment,
on peut avoir cette idée quand on constate que le chômage et la
stagnation des salaires réels compromettent la consommation et la
croissance. Pourquoi ne pas injecter des crédits publics pour relancer
la machine ?
Malheureusement, c’est ce que les gouvernements
des pays développés font depuis des années : ils s’endettent, et ils
incitent les particuliers à s’endetter. Cela ne sert pas à grand-chose.
Ils versent en effet des liquidités (le mot est approprié) dans un
tonneau percé, car la relance induite est aussitôt largement exportée
vers les pays à bas salaires qui nous envoient leurs produits.
Le différentiel des salaires de par le monde est trop fort. Il exerce
chez nous une pression à la baisse trop puissante. Nul ne peut y
résister, même en réduisant nos secteurs publics au plus maigre, même
en déployant des trésors d’innovations (d’ailleurs aussitôt pillées par
nos concurrents). On ne retrouvera un véritable équilibre, avec des
conditions de concurrence équitables, que le jour où les Chinois et les
populations des autres pays émergents seront parvenus à des niveaux de
consommation et de salaires tels qu’ils ne puissent plus exercer sur
nous de concurrence destructrice.
Ce n’est pas pour demain,
même si la Chine met aujourd’hui en œuvre son propre plan de relance
budgétaire. Il faudrait une véritable ouverture démocratique et des
réformes structurelles, mise place d’un système de retraites et d’une
protection sociale par exemple. Mais en admettant qu’elles puissent
voir le jour rapidement, ces réformes ne produiraient leurs fruits que
lentement.
En attendant, nous avons cent fois le temps d’être
morts. Les pays développés vont s’endetter encore davantage pour une
relance illusoire, le petit effet positif retombera dès que les fonds
publics se retireront, et nous risquons de nous retrouver demain dans
une situation pire qu’avant. Ce serait la rechute, le « double dip »,
la courbe en « W » ou pire la courbe en « L » que craignent tant les
économistes et qui pourrait ruiner des États, au premier rang desquels
les États-Unis.
Comment gérer cette situation, cette
disproportion des normes et des coûts de production de par le monde ?
Il faudrait d’abord comprendre que cette confrontation inégale a été
froidement décidée par toute une politique d’ouverture à la
mondialisation sauvage, menée depuis l’Uruguay Round au nom (usurpé) du
libéralisme, en réalité sous l’influence de firmes qui n’avaient pour
but que d’encaisser les profits les plus immédiats et les plus énormes
en jouant sur les différences de salaires.
Les gouvernements
sont encore loin d’une telle autocritique. Pour le moment, ils font
même l’inverse : le G 20 a une fois de plus déclaré la guerre au
prétendu « protectionnisme », réaffirmant « l’absolue nécessité » d’une
conclusion rapide des négociations commerciales de Doha, qui sont un
nouveau prolongement du désastreux Uruguay Round. Ces accords, déclare
le communiqué final, permettraient d’insuffler dans l’économie mondiale
« au moins 150 milliards de dollars par an ». Chiffre calculé par qui ?
Comment ? Vérifié par qui ? Avec quelle estimation des dégâts
collatéraux ?
Combien de fois n’avons-nous pas entendu des
refrains de ce genre, avant chaque cycle de démantèlement de nos
protections nationales et européennes ! Et combien de fois n’avons-nous
pas enregistré, après une première période euphorisante d’importations
à bas prix, le drame de nouvelles délocalisations et le ralentissement
de la croissance !
Un malentendu sur le libre échange
Ceux qui avaient intérêt à la mondialisation sauvage ont réussi à faire
prévaloir une conception étroite, voire sectaire, du libre échange :
tout acte d’échange volontaire serait mutuellement bénéfique, et à
l’inverse toute entrave imposerait un frein à la croissance et à
l’emploi. Mais ce n’est vrai qu’à condition que chaque partie ait
conscience des vrais prix, ou encore que les prix affichés incluent
tous les coûts individuels et sociaux.
En réalité, personne ne
connaît jamais le coût global de la transaction, car l’échange entraîne
des conséquences annexes, dites « effets externes », qui ne sont pas
chiffrés ni inclus dans les prix. Par exemple, la préférence accordée à
un produit par les consommateurs peut entraîner la ruine d’une
entreprise concurrente. Cette faillite impliquera des coûts :
fermetures d’usines, chômage, pré-retraites, nouvelle formation
professionnelle des personnes licenciées, changements de domiciles,
réaménagement du territoire, etc. En général, si l’on se situe dans une
zone économique, monétaire, juridique, à peu près cohérente (un marché
national ou le marché unique européen par exemple), il est considéré à
juste titre que les coûts annexes, dont une grande partie est prise en
charge par la solidarité collective, sont supportables et qu’ils
constituent la contrepartie incontournable d’un avantage bien supérieur
: l’adaptation de l’économie à des conditions de production plus
modernes et plus performantes.
Mais ce qui a été oublié quand
les gouvernements ont laissé se mettre en place le système de la
mondialisation sauvage, c’est que dans une zone très hétérogène telle
que le monde d’aujourd’hui, les coûts externes ne vont pas se présenter
de la même manière : si dans un pays un très grand nombre d’entreprises
sont disqualifiées en même temps, la solidarité nationale va se trouver
submergée de charges insupportables. Le consommateur français, achetant
100 un produit chinois qui aurait valu 200 s’il avait été fabriqué dans
notre pays, va sans doute se frotter les mains devant la bonne affaire.
Mais il ne verra pas – ce n’est pas inclus dans le prix – que la
communauté française dans son ensemble va supporter toutes sortes de
coûts plus ou moins diffus, qui vont transformer un acte individuel
apparemment profitable en opération collective désastreuse.
Dans une telle situation, c’est à l’État de redresser la barre, en
obligeant à incorporer dans le produit importé tous les coûts externes
qu’il va générer du simple fait qu’il vient d’une zone hétérogène. Le
moyen le plus approprié va consister à un imposer un droit additionnel
au moment où le produit franchit la frontière. Ce n’est pas là une
restriction aux échanges, comme le clament à tous vents les profiteurs
qui veulent nous égarer. C’est seulement le rétablissement de la vérité
des prix.
Le droit additionnel, pour jouer son rôle, devrait
contrebalancer en principe les coûts externes anormaux supportés par la
communauté d’accueil. Comme ils sont difficiles à calculer, il sera
plus simple de se borner à neutraliser la différence des coûts
salariaux et de protection sociale, afin de replacer l’acte d’échange
dans le contexte qui aurait été celui d’une zone plus homogène.
Ce qui est décrit là n’est pas une opération extraordinaire. D’ores et
déjà, la doctrine libérale s’accommode des réglementations destinées à
préserver l’indépendance nationale dans les années futures. Par ces
réglementations, l’État, qui est parfaitement dans son rôle, oblige les
cocontractants à tenir compte d’effets externes inchiffrables, et même
inestimables, qui affecteraient ultérieurement la liberté du pays. Donc
nous ne faisons ici que transposer la notion d’effet externe à une
situation nouvelle, celle de la mondialisation sauvage dans une zone
hétérogène.
Bien entendu, parallèlement, on exigera que les
produits importés respectent toutes les règles de santé publique, de
sécurité, d’ordre public et de respect de l’environnement qui sont
celles du pays d’accueil. Règles qui peuvent elles-mêmes impliquer des
prélèvements aux frontières, comme la taxe carbone dont on reparle en
ce moment.
Les profiteurs de la mondialisation sans règles
s’exclameront sans doute qu’il s’agit là de « protectionnisme », dans
le sens péjoratif de « fermeture » qu’ils cherchent à faire prévaloir.
Ce n’est pas exact. Les droits compensateurs, lorsqu’ils sont destinés
à combler la différence des coûts salariaux, vont s’effacer
automatiquement lorsque les salaires se rapprocheront, c’est-à-dire
lorsque les pays émergents auront rehaussé suffisamment le pouvoir
d’achat de leurs consommateurs. Lorsque ces droits ont pour but de
lutter contre un dumping environnemental ou autre, ils s’effaceront
également d’eux-mêmes dès que les normes appliquées par les pays
émergents s’amélioreront. Ils jouent donc le rôle d’une écluse, pas
d’une barrière.
On verra dans ce mécanisme une « régulation »
souple, telle qu’elle est généralement souhaitée aujourd’hui,
c’est-à-dire une règle qui n’entrave pas l’activité privée mais écrête
les situations excessives pour prévenir les dérapages.
Les
mêmes profiteurs de la mondialisation sauvage s’efforceront aussi de
verrouiller le système à leur avantage en évoquant le spectre des «
mesures de rétorsion » possibles si nous essayons d’y changer quoi que
ce soit. C’est effectivement un risque. Mais soyons réalistes : il faut
savoir où est le plus grand danger. Si la mondialisation sauvage nous
détruit, ne vaut-il pas la peine de subir des inconvénients pour la
neutraliser ? Faut-il laisser le fer dans la plaie, ou courir le risque
de souffrir en l’arrachant ? La réponse est évidente. Sortir de la
mondialisation sauvage aura peut-être un prix, mais nous avons intérêt
à le payer. Charge à nos diplomates de l’alléger au maximum en
expliquant à nos partenaires que la nouvelle régulation va de l’intérêt
de tous.